La poésie corse existe-t-elle ? Assurément. Parce que la poésie existe. Sur l’île comme ailleurs. Les Corses, dit-on de longue date, sont poètes dans l’âme. Loin de moi la prétention de contredire cette affirmation. La poésie insulaire, cependant, a quelque difficulté à s’exporter hors de ses frontières naturelles. Et la poésie venue d’ailleurs connaît elle aussi quelque difficulté à se faire entendre dans l’île. Pourtant l’île frémit. Nombreux sont ceux qui participent, par leur engagement, de ce frémissement. Sans doute les sollicitations extérieures jouent-elles, à leur manière, un rôle discret dans la prise de conscience qui se manifeste du Nord au Sud de l’île pour contribuer à accorder à la poésie la place qu’elle mérite. Il arrive très souvent en effet que diverses régions de France continentale s’intéressent à la Corse et la sollicitent. Il est vrai qu’en dépit de la modernité effrénée qui frappe l’île de plein fouet, la Corse demeure pour chacun de nous, mystérieuse et porteuse de rêve.
La voici à l’honneur en Bretagne pour le Festival du Livre de l’automne. Les deux régions de France ont en partage cet « esprit sauvage » que l’une et l’autre contrée tentent jalousement de sauvegarder. Quant aux poètes femmes, elles se voient propulsées sur les devants de la scène. Un vent nouveau soufflerait-il au-dessus de leur tête, pour accorder tout nouvellement aux femmes une place privilégiée ? Celle de faire entendre la voix particulière dont elles sont porteuses.
Je remercie ici Maud Leroy de m’avoir sollicitée pour élaborer à ses côtés – pour les Éditions des Lisières – le tout récent ouvrage Douze poètes corses. Une initiative inédite, originale et quelque peu dissidente. Aucun éditeur insulaire ne s’étant jamais proposé de réaliser semblable projet. Maud Leroy l’a fait. Je remercie également Marie-Josée Christien et Yann Pelliet de m’avoir invitée à contribuer à cet échange.
Est-ce à dire pour autant que le recueil réalisé par les Éditions des Lisières contient à lui seul toutes les voix de femmes de l’île ? La réponse est non. Cependant cet ensemble recense de grandes voix féminines corses – les unes reconnues (Patrizia Gattaceca/ Lucia Santucci/ Danièle Maoudj/ Marie-Ange Sebasti/ Hélène Sanguinetti, Marianghjula Antonetti-Orsoni, Marianne Costa…), d’autres mal connues (Isabelle Pellegrini/ Anne-Marguerite Milleliri). Les femmes corses rassemblées dans cet aperçu riche, mouvant et émouvant explorent toutes les pistes du sensible à travers les thématiques universelles de l’amour et de la mort. De la perte et de la séparation. Ainsi des poèmes de Patrizia Gattaceca, d’Anne-Marguerite Milleliri et d’Angèle Paoli.
Assez peu préoccupée par les problématiques de la forme, la poésie corse accorde une place privilégiée au lyrisme. Un lyrisme maîtrisé. Indifférente aux querelles d’écoles, la poésie corse s’affirme comme une poésie des sens. Et une poésie du sens.
À travers les poèmes proposés par le recueil Douze poètes corses affleurent les blessures de l’intime, infligées le plus souvent par les guerres et les exils, par le racisme et ses violences, par les conflits qui ravagent notre monde. Des poèmes comme « Culori di guerra » (Marianghjula Antonetti-Orsoni), « Les Loges de la poésie » (Danièle Maoudj), « L’autre » (Catherine Medori) ou encore « Aquarius » (Lucia Santucci) témoignent des préoccupations qui habitent chacune. Et éveillent la sensibilité, parfois jusqu’à la rage qui ronge, difficile à contenir. Ainsi des injonctions baroques de Danièle Maoudj pour qui
La nuit des mots
Invente les rythmes étrangers des sens bannis
Pour Hélène Sanguinetti, le mal vient d’ailleurs. Un ailleurs où s’époumonent nos appétits, notre insatiabilité dévorante, désordonnée, exacerbée :
Le mal ? vouloir tout. Là. Ensemble. Le tout vibrant, foisonnant, chantant à tue-tête, rebondissant, crevant en dégringolant dans la descente, vivant en bas, à nouveau,
près du ciel, devenu nuage, redevenu poisson, puis fille sur le sable, puis guerrier
sauveur d’empire, forêt à jeunes loups, notre panier plein de noisettes.
Ailleurs, dans « Solstice d’hiver », Marianne Costa met l’accent sur le vide ontologique qui élime et qui use. Le « disingannu » (désenchantement) frise la violence. Regard meurtri par la contamination du « rien » dont le pouvoir anéantit toute chose. Sur fond de nihilisme envoûté, Marianne Costa martèle son désarroi face à un univers que la poésie semble avoir déserté :
rien qui soit poésie
dans la poussière collante qui s’envole
rien qui soit poésie
dans la danse froide des feuilles qui résistent à l’hiver
rien
À cette vision désenchantée du monde et de la création viennent s’opposer, comme un baume apaisant, les poèmes qui tentent d’apprivoiser — par le menu et par l’infiniment modeste — un regain d’espoir. Ainsi du poème d’Isabelle Pellegrini qui écrit :
Ce qui vient
effleurons-le du bout des yeux
pas plus pour le moment
Ou de Marie-Ange Sebasti qui énonce dans « Migrations » :
Toute saison t’ouvre le chant
de chaque continent
Quant à l’étrange poème « Si le feu même » d’Annette Luciani, il confie au bercement de sa langue le pouvoir sorcier de prodiguer les contraires :
Abandonne ton âme au rêve et laisse,
Laisse flamber la neige.
Alliée du lyrisme et du pouvoir des sens, la nature est une compagne privilégiée des poètes corses. La Méditerranée (et ses fluctuations) est une présence secrète. Qui berce tous les instants de la vie et donne aux paysages ses couleurs nostalgiques :
Azurru è mare
s’inghjottenu a to partenza
(L’azur et la mer
avalent ton départ)
confie Patrizia Gattaceca dans « Filari zitelleschi/ Des phrases enfantines ».
Dans « Aujourd’hui », poème de facture épique, Hélène Sanguinetti rend hommage à Sa royauté la mer devant qui il n’y a qu’une chose à faire :
te taire, bourrique !
Te taire, te terrer, bourrique.
Invective la poète.
Néanmoins, confrontée au mystère des îles, apparitions/disparitions, la poète s’interroge :
Muntecristu existe-t-elle ?
Porteuse de récits millénaires, la Méditerranée se mue désormais en mer carnivore. Guidée par le rythme des chants homériques, la plume de Lucia Santucci fait surgir, au creux même des flots rougis du sang des migrants, le mugissement de la vie. Quel plus bel hommage consenti à la poésie et aux hommes que celui que nous donne à lire (et peut-être à mettre en musique) la poète d’« Aquarius » ?
Ainsi des voix très variées traversent-elles l’espace poétique insulaire de ce recueil. Des voix aux inflexions personnelles, tout à la fois différentes et semblables. Ancrées dans le berceau naturel de l’île et ouvertes sur le monde d’aujourd’hui, les voix des femmes imbriquent avec conviction l’intime dans l’universel.
Pareille à l’île de Montecristo, sans cesse absorbée par les flots les brumes les lumières, sans cesse disparaissant pour mieux ressurgir, la poésie corse se manifeste à intervalles irréguliers de l’autre côté de la mer, sur les rivages autres du « continent ». Il arrive parfois que des lecteurs curieux, revuistes poètes et éditeurs, lancent un pont vers cet autre qu’est la Corse, cette princesse lointaine. Il arrive que des poètes tentent l’expérience poétique de l’ailleurs. Qu’elles en soient ici remerciées. Car la poésie n’existe vraiment que si elle se frotte et se confronte au regard de l’autre. Des autres. Qu’ils soient d’ici ou qu’ils soient d’ailleurs.
Angèle Paoli
Angèle Paoli, poète et critique, est également au sommaire du n°23 de la revue Spered Gouez / l’esprit sauvage, sur le thème « Viv(r)e l’Utopie ». Elle anime la revue numérique de poésie et de critique « Terres de femmes »