L’appréciation de Jean-Guy Talamoni
Avoir été occupé presque un quart de siècle, en tant qu’élu corse, à négocier avec Paris sur une multitude de sujets m’a appris une chose essentielle que je ne soupçonnais pas au départ. De droite ou de gauche, un sujet accorde tous les gouvernements français dans une forme d’hypersensibilité chronique, suscitant chez eux les mêmes réactions épidermiques : la langue. Oser mettre en avant les vertus, voire faire la promotion d’une autre langue que le français reviendrait à attaquer celle-ci. Un crime de lèse-majesté. Pour Paris, la question de la langue ne ressortit pas à la politique mais relève quasiment de la théologie. Une référence, révolutionnaire une nouvelle fois, me semble de nature à expliquer le phénomène. Le 4 juin 1794, l’abbé Grégoire développait ce programme pour la Convention :
Une langue universelle est dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie. Mais au moins on peut uniformiser le langage d’une grande Nation… Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté…
Ainsi se trouvait posé en couche profonde dans l’imaginaire français, le principe de la préséance de la langue française sur toutes les autres… Cette idéologie irrigue toujours une certaine classe politique, administrative et médiatique qui considère que tout ce qui n’est pas la langue française offense celle-ci et la met en danger. Une posture ancrée dans le XVIIIe siècle, fausse et en parfaite contradiction avec la diversité culturelle prônée par l’Europe. Si elle s’arc-boute sur son modèle départementaliste et jacobin, de langue française exclusive, la France sera dans l’incapacité de s’insérer harmonieusement dans l’Europe. À cet égard, la Corse me paraît mieux armée parce que plus ouverte.
Caprice et coquetterie, nous dit-on. Car à en croire nos opposants, notre revendication linguistique relèverait de la plus basse futilité. La réalité est bien différente et, en son fondement même, plutôt effrayante. Toutes les études s’accordent à dire qu’à défaut d’un statut juridique de co-officialité, la langue corse disparaîtra. Pour s’en convaincre il suffit de se pencher sur quelques exemples éloquents. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, le basque était nettement plus pratiqué dans la partie nord, sous tutelle française, que dans la moitié sud, sous domination espagnole. Mais Madrid lui a accordé l’officialité, que Paris lui a refusée. Et la situation s’est inversée. Le basque a décliné au nord et s’est revitalisé au sud.
Lorsque j’effectuais mes études à Aix-en-Provence, au début des années 1980, j’étais consterné de voir à quel point le provençal avait déserté le quotidien. La langue des troubadours, celle d’Arnaud Daniel. Une langue qui avait eu bien plus tard avec Frédéric Mistral un ambassadeur de premier plan, prix Nobel de littérature… Une langue merveilleuse, raffinée par une littérature multiséculaire. On trouve quelques-uns de ses mots jusque dans la Divina Commedia de Dante… Cette expérience me fit comprendre la réalité d’un trésor disparu faute d’avoir été suffisamment défendu. Nous ne voulons pas qu’il arrive la même chose au corse ; il s’agit d’un combat de chaque instant et d’une exigence extrême.
La co-officialité changerait mécaniquement le rapport quotidien à la langue, qui retrouverait progressivement sa vigueur. Aujourd’hui, il est par exemple impossible à une entreprise formulant une offre d’emploi de préciser que l’usage du corse est souhaité car cela serait considéré comme « discriminatoire ». Or, il est indispensable d’en faire aussi un vecteur de promotion professionnelle et par conséquent de promotion sociale. Les non-Corses désireux de rejoindre notre communauté, réalisant que le corse est une compétence reconnue sur le marché du travail, seraient encouragés à l’apprendre et surtout à inciter leurs enfants à le faire. Il faudrait naturellement en faciliter l’apprentissage afin que ce ne soit aucunement une barrière, mais un pont. En leur donnant accès à ce que nous avons de plus précieux, en leur offrant la possibilité de vivre la Corse, comme nous la vivons nous-mêmes, nous ferions, en outre, le plus beau cadeau qui soit à ceux qui nous ont rejoints sur cette terre.
Les exemples ne manquent pas qui montrent que l’expansion d’une langue déclarée officielle ne se fait aucunement au détriment d’une autre, quand bien même fut-elle seule à l’être jusque-là : le catalan n’a jamais fait d’ombre au castillan. Au Québec, la « loi 101 » qui organise le statut d’officialité du français date de 1977, ce qui offre un certain recul quant à l’analyse de ses effets sur la société. Il apparaît que les générations formées sous son emprise, et notamment les nouveaux arrivants, ne sont pas seulement devenues des francophones mais d’authentiques citoyens québécois, la langue portant naturellement les valeurs de la société.
En Corse aujourd’hui, nous en sommes réduits à un enseignement de notre langue limité à sa plus simple expression. Non seulement ce schéma produit des résultats insuffisants quant à l’évolution concrète des pratiques langagières, mais il est en outre dangereux pour la cohésion de la société. Ceux qui inscrivent leurs enfants dans des filières bilingues sont généralement des Corses d’origine qui le font pour des raisons patrimoniales. On ne retrouve dans ces filières pratiquement que nos propres enfants. Les nouveaux arrivants ne comprenant pas l’utilité de l’apprentissage du corse, ils n’y inscrivent pas les leurs. Cette situation conduit donc à l’existence de « filières ethniques ». Une sorte d’apartheid social se dessine spontanément avec d’un côté les enfants issus de milieux corses traditionnels généralement chrétiens et de l’autre, ceux provenant de familles arrivant en Corse pour s’y installer, immigrés musulmans notamment. Dans un tel contexte, la langue divise au lieu de réunir. Une situation qui va manifestement à l’encontre des valeurs républicaines – quelle que soit la république en question –, mais paradoxalement produite au nom de principes prétendument républicains ! Inepte et absurde.
Faute de mieux, nous mettons tout en œuvre pour protéger notre langue, avec les modestes moyens institutionnels dont nous disposons. Ainsi, nous finançons des programmes de diffusion du corse dans la société, notamment grâce à une charte, proposée à la signature des collectivités publiques et des sociétés commerciales. Nous nous efforçons également de faire croître la valeur symbolique du corse, par exemple à travers son usage au sein des institutions. Des études scientifiques montrent qu’une telle démarche a des retombées positives sur les pratiques langagières. Cela fait partie de notre politique en faveur de la langue.
Lorsque par exemple, j’ai prononcé mon discours d’investiture en langue corse, choix qui a fait couler beaucoup d’encre, je ne faisais en fait que mettre en application cet aspect de notre politique linguistique. En aucune manière ce ne fut la provocation que certains, à Paris, ont voulu y voir. Depuis, je continue à prononcer tous mes discours d’ouverture de sessions en corse. Dans l’île, personne n’y trouve à redire.
Extrait du livre de Jean-Guy Talamoni Avanzà ! La Corse que nous voulons, éditions Flammarion
Pour rappel :
Table ronde
Dimanche 29 octobre | 15h00 | Cinéma « Le Grand Bleu »
Bretagne, Corse, Alsace, Pays basque, Catalogne… : que voulons-nous pour nos langues ?
Langues de témoignage, langues d’une communauté à l’intérieur de la société ou langues officielles ?
Quels moyens en conséquence ?
Participants : Jean-Marie Arrighi (écrivain, Corse), Miquel Gros (avocat, Catalogne), Pierre Klein (essayiste, responsable du mouvement culturel et citoyen alsacien), Yannick Kerlogot (député, Bretagne), Marc Le Fur (député, Bretagne) & Paul Molac (député, Bretagne).
Animateur : Christian Guyonvarc’h (Fondateur de Biographies de Bretagne / Skridoù-Buhez Breizh).