Les influences méditerranéennes
« Et si on pensait la Corse autrement ? ». Peut-on en parler tranquillement sans tomber dans les clichés, les caricatures, les légendes ? « Et si penser la Corse autrement faisait bouger la réflexion sur l’Europe, et grandissait la France ? », demande le nouveau président de l’assemblée de Corse dans un de ses ouvrages.
L’île a une histoire, une langue,… mais aussi ses héros comme Pasquale Paoli, rédacteur de la première constitution corse et défenseur de la tolérance religieuse. « La Corse a bien, nous dit Jean-Guy Talamoni, un passé démocratique sans la France ; elle fut la première république moderne proclamée au XVIIIe siècle » avant de se déclarer indépendante le 30 janvier 1735 et d’adopter la première constitution démocratique de l’histoire moderne (1755) ayant donné pour la première fois le droit de vote aux femmes. De cette histoire, on nous parle peu.
La Corse c’est aussi les Romains puis les Vandales, les Goths, les Lombards, les Byzantins, les Sarrasins… jusqu’au départ de ces derniers en 1004, chassés conjointement par les Génois et les Pisans. Ces derniers ne firent rien de mieux qu’occuper l’île jusqu’au jour où les Génois après 400 ans de colonisation et de tyrannie vendirent purement et simplement la Corse à la France en 1768. Au cœur de la Méditerranée, la Corse est toujours ay carrefour d’influences diverses qu’il nous faut découvrir pour mieux comprendre son histoire.
Et il y a un dossier commun que le peuple corse comme le peuple breton sont contraints de défendre face à Paris, où, de gauche ou de droite, « un sujet accorde toujours les gouvernements dans une forme d’hypersensibilité chronique, suscitant les mêmes réactions épidermiques : la langue. Oser mettre en avant les vertus, voire faire la promotion d’une autre langue que le français reviendrait à attaquer celle-ci ! Un crime de lèse-majesté. Pour Paris, la question de la langue ne ressortit pas à la politique mais relève quasiment de la théologie. »
Pourtant, pour reprendre une idée chère à Leopold Sédar Senghor, politique et poète, chantre de la négritude, « nous ne nous rendrons pas les mains vides au rendez-vous de l’universel. Notre langue est cette chose précieuse que nous avons le désir ardent de protéger pour mieux la partager ».
Écoutons Jean-Guy Talamoni dire qui fut cette héroïne corse :
« Au risque de surprendre, je considère pour ma part, que la plus belle figure de l’histoire de la Corse n’est ni Sampieru, ni Paoli, ni Napoléon. Qu’elle n’est d’ailleurs pas un homme, mais une femme. Un nom dont l’évocation ne réveille sans doute aucun souvenir en France, tout juste peut-être quelques passionnés d’histoire le connaissent-ils…
Un nom précieusement entretenu, délicatement dans notre mémoire collective, ici en Corse. Cette femme s’appelle Maria Gentile et son histoire remonte à 1 769 ; elle est liée à un épisode de la conquête française de la Corse connu sous le nom de la Conspiration d’Oletta. Il s’agit d’un projet d’attaque contre la garnison française, qui fut suivi d’arrestations, d’un procès, de tortures et de plusieurs exécutions. À cette époque, les autorités françaises interdisaient parfois que soit donnée une sépulture aux suppliciés. Maria Gentile ne pouvant s’y résoudre s’en alla enlever nuitamment le corps de son fiancé pour l’ensevelir dignement. Les proches du jeune défunt, soupçonnés d’avoir commis cet acte, furent alors jetés en prison. Maria Gentile, ne supportant pas de provoquer l’injustice, décida de se dénoncer. Contre toute attente, elle fut graciée par le compte de Vaux, touché par son héroïsme. Maria Gentile avait agi en amoureuse désespérée, en patriote farouche, mais aussi en catholique fervente. Elle était en effet convaincu que sa religion lui commandait d’ensevelir les morts et que la loi divine vaut mieux que la loi des hommes.
Cette tragédie, où Maria Gentile occupe le rôle central, fait écho à une autre : Antigone. L’héroïne de la pièce de Sophocle se trouve plongée au cœur du même drame – celui de se voir interdire par le roi Créon d’enterrer son frère -, et réagit de la même façon, en contrevenant à cette interdiction. Maria Gentile est l’incarnation corse d’Antigone. À cette différence près qu’elle a enterré son amant et non son frère. Mais plus important que cette nuance, les attitudes des deux femmes relèvent bel et bien des mêmes mécanismes humains, qui poussent l’individu présumé faible, battu d’avance et conscient du sort qui l’attend, à s’élever malgré tout contre l’ordre établi et à s’opposer à la puissance qui l’incarne. C’est l’individu dont la conscience, politique notamment, prend le pas sur le strict instinct de survie. Le mythe de Maria Gentile, c’est-à-dire d’Antigone, sera repris dans de nombreuses autres circonstances, hier et aujourd’hui. À l’époque où vécut cette jeune Corse, on ne parlait pas encore de « désobéissance civile ». C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit.
Encore de nos jours, Antigone et Marie Gentile incarnent l’insoumission à une loi inique au nom de valeurs supérieures. Ces deux figures de résistantes opiniâtres face à un ordre civil injuste et inhumain parlent aux Corses en les touchant au plus profond d’eux-mêmes. Sous l’Occupation, les juifs furent protégés par les Corses, ce qui constitue pour nous un motif de fierté. Combien de Maria Gentile ont-elles ouvert leur porte aux pourchassés ? La question de la désobéissance civile demeure – plus que jamais – d’actualité et ces deux héroïnes se parent d’une modernité évidente. Un courant de la philosophie politique américaine ne considère-t-il pas la désobéissance civile comme un moyen de perfectionner la démocratie ? Réserver à une femme le titre officieux, personnel et parfaitement subjectif, de « figure corse la plus éminente » me paraît un joli clin d’œil à notre histoire, à l’esprit paolien, mais également à la nécessité de l’heure. »
(Extrait du livre de Jean-Guy Talamoni Avanzà ! La Corse que nous voulons. Éditions Flammarion)