Contribution de Marie-Josée Christien sur les romans écrits par des auteurs bretons.
A l’ouest, du nouveau !
Quand j’ai accepté en 1999 d’être membre du jury du Prix du roman de la Ville de Carhaix, j’étais loin de soupçonner qu’il y avait chez les romanciers bretons des spécificités qui rendaient leurs écrits à ce point identifiables entre tous. Persuadée, à tort, d’avoir fait le tour de ce que le genre romanesque pouvait m’apporter, j’avais au fil des années pratiquement cessé de m’intéresser aux romans qui paraissaient. Je continuais bien sûr à suivre Milan Kundera, découvert pendant mes années étudiantes à Rennes où il enseignait. Parmi les romanciers que j’identifiais comme bretons, je lisais Jean-Marie Le Clézio depuis le lycée. J’avais été impressionnée en 1994 par Cantique de la racaille de Vincent Ravalec, que confusément en raison de son patronyme et de quelques autres signes distinctifs, j’assimilais à un auteur ayant des origines bretonnes (mon intuition s’avèrera exacte). Le Goncourt attribué à Yann Queffélec en 1985 pour Les noces barbares m’avait également permis une belle découverte. Mais Hervé Jaouen, que j’ai rencontré dans le milieu des années 80 à la bibliothèque de Carhaix où il avait été invité, me semblait à l’époque être une singulière et heureuse exception dans le paysage littéraire breton.
Participer au jury est pour moi un formidable poste d’observation. La vingtaine de romans reçus en moyenne chaque année est un échantillon assez représentatif, où il apparaît d’emblée que la qualité d’écriture des romans qui concourent n’a rien à envier à celle des autres romans.
Quand la revue Europe (1) affirma en 2005 que le roman était « le parent pauvre » de la littérature de Bretagne, cette allégation m’apparut injustifiée et contredite par mes propres observations. Mais il faut bien reconnaître qu’il est difficile de remarquer les romanciers bretons dans l’actualité du livre quand leur patronyme ne trahit pas clairement leur origine : aucune liste, aucun document ni annuaire ne recensent ces derniers spécifiquement. De tels référencements n’existent que pour les romanciers du passé (2).
Dès la première édition du prix, je fus d’abord surprise par l’abondance des livres reçus (au nombre de 54, dont une grande partie correspondait aux critères du règlement). Je fus également étonnée que la plupart de ces romanciers nés en Bretagne ou y habitant soient publiés par des éditeurs extérieurs à notre région. Ce constat demeure aujourd’hui valable. Le premier roman que le jury a récompensé (3) a été édité par HB Editions dans les Alpes-de-Haute-Provence. D’autres romans lauréats ont été publiés par les éditions de Minuit, Maurice Nadeau, Ramsay, Presses de la Cité, Grasset, Phébus, Julliard et Le Rouergue. Il convient de reconnaître que peu d’éditeurs bretons possèdent des collections réservées aux romans et identifiées comme telles. Des romans des éditions Dialogues, La Digitale, Diabase, Goater et La Part Commune (ainsi que L’Escarbille aujourd’hui disparue) ont cependant été récompensés, ce qui représente quand même presque un tiers des lauréats.
Autre surprise qui se confirma au fil des éditions du prix et de mes lectures : en dépit de leur diversité de styles et de la variété de leurs sujets, les romans écrits par les auteurs bretons, y compris ceux remarqués qui n’ont pas été récompensés, ont des airs de parenté. Bien que le règlement du prix n’exige aucunement que l’intrigue romanesque ait un rapport avec la Bretagne – la précision est ici utile – ils ont des points communs. De fait, peu de ces romanciers évoquent directement la Bretagne. Les lieux ne sont pas souvent désignés et nommés, ni même parfois localisés, mais la nature, les paysages et les éléments sont très présents et prégnants (Marie-Hélène Bahain). Ils forment parfois un univers menaçant et dystopique (Bernard Garrel, Henry Le Bal, Delphine Coulin, Fabienne Juhel). Chez Tanguy Viel et Arnaud Le Gouëfflec, Brest n’est pas un décor mais un personnage à part entière, de portée universelle et transposable en d’autres villes portuaires.
Parmi les constantes observées, les romanciers de Bretagne se tiennent plutôt éloignés de la veine autobiographique et de la fiction intime (Marie Sizun, Julie Kerninon, Sylvain Coher, Marie Le Drian) qui sont parmi les voies privilégiées par le roman français actuel. Peu nombrilistes, ils s’ouvrent sur le monde (Irène Frain). Dans leurs romans, le dedans et le dehors se mêlent intimement. Les contraires ne s’opposent pas et parfois même s’accordent. La narration n’est pas close et laisse une large place à l’incertitude. La fin laisse souvent en suspens une énigme (Yvon Inizan, Marie Le Gall) ou invite au recommencement d’un cycle, laissé à l’imagination du lecteur. L’écriture ne s’inscrit pas dans un mouvement chronologique et linéaire (Mérédith Le Dez). La narration est discontinue, fragmentée (Françoise Moreau, Gaétan Lecoq), esquisse des méandres (Stéphanie Janicot, Jean-Louis Coatrieux) et laisse un sentiment d’inachèvement. La mort, familière et omniprésente, fait partie intégrante du cycle de la vie (Jacques Josse, Soazig Aaron). Ces romanciers ont aussi une manière particulière de pousser le roman à ses extrêmes limites et de brouiller les genres, comme chez Claire Fourier, en mêlant narration et réflexion, en laissant libre court aux ricochets de leur pensée. Ils ont, à l’instar de Bernard Berrou ou Philippe Le Guillou, une démarche qui a des connivences avec celle empruntée par les poètes. Toutes ces caractéristiques ne sont naturellement pas présentes chez chaque romancier breton, mais on peut les retrouver à des degrés divers.
Dans un genre en perpétuelle mutation, il existe bien une matière de Bretagne qui constitue le substrat où s’inventent aujourd’hui de nouveaux motifs qui nourrissent le roman. Cette particularité, qui peut échapper aux lecteurs, est visible de cet observatoire privilégié qu’est le jury du Prix du Roman de la Ville de Carhaix.
Marie-Josée Christien
(1) Europe n° 913, Littérature de Bretagne, mai 2005.
(2) Par exemple Dictionnaire des romanciers de Bretagne de Bernard & Jacqueline Le Nail (Keltia Graphic, 1999).
(3) Ailleurs, exactement, Yvon Inizan (HB Editions)
Marie-Josée Christien
Marie-Josée Christien est poète, critique et collagiste. Elle est traduite en allemand, bulgare, espagnol, breton et portugais.
Elle a obtenu le Prix Xavier-Grall pour l’ensemble de son oeuvre.
Elle est lauréate du Grand prix international de poésie francophone, décerné sans candidature préalable, pour l’ensemble de son oeuvre et son engagement dans la promotion de l’expression poétique.