Éamon Ó Ciosáin est professeur de français et de breton à l’Université Nationale d’Irlande, Maynooth. Ses travaux sur la migration irlandaise en France à l’époque moderne sont parus en France et en Irlande. En collaboration avec A. Le Noac’h, il a publié trois volumes dans la série Immigrés irlandais au XVIIe siècle en Bretagne (Institut Culturel de Bretagne 2006, 2009, 2015) basés sur les mentions irlandaises dans les registres de paroisse. Il a également traduit de la littérature gaélique moderne en francais (Une Ile et d’Autres Iles, 1984 et dans Anthologie de la Poésie Irlandaise du XXe siècle, 1996) et en breton, et a collaboré avec le poète breton Herve Seubil gKernaudour. Son dernier ouvrage est An Bhrachlainn Mhór (Cló Iarchonnacht 2019), une édition de l’œuvre en langue irlandaise de Tom O’Flaherty, le frère aîné de Liam O’Flaherty, natifs de l’île d’Aran. Intervenant occasionnel autrefois sur l’actualité irlandaise en breton à Radio France Breizh Izel, il écrit des articles sur des sujets irlandais pour la revue en langue bretonne Al Lanv.
Le Brexit, l’Irlande et la crise interne du Royaume-Uni
La rupture entre le Royaume-Uni et l’Union européenne est devenue inévitable à partir de la prise de pouvoir par Boris Johnson et les ultras du Brexit. Une fois la sortie actée, il restera à… négocier de nouveau pour définir la relation entre le Royaume-Uni et l’UE, comme l’a fait remarquer le premier ministre irlandais Leo Varadkar. Entre temps, le projet des ultras, qui vise à créer une utopie libérale de libre échange avec le monde entier, créera de graves problèmes pour les pays voisins, dont l’Irlande qui sera touchée au premier plan.
La volonté des pro-Brexit de quitter l’union douanière, le marché unique européen et d’autres structures interétatiques implique l’existence d’une frontière en Irlande puisque la République d’Irlande continuera à faire partie de l’UE, à la différence du Royaume-Uni, dont l’Irlande du Nord fait partie. Même avec un statut intermédiaire permettant à l’Irlande du Nord de rester proches des normes européennes, il faudra une structure frontalière.
L’instauration d’une telle frontière se heurte à l’existence d’un marché intégré qui s’est développé sur toute l’île depuis l’accord de paix de 1998. Cette évolution a été grandement favorisée par le fait que les deux juridictions de l’île faisaient partie de l’UE. L’industrie agro-alimentaire et l’agriculture fonctionne presque indifféremment des deux côtés de la frontière : oeufs, lait qui passe la frontière pour devenir fromage ou yaourt, animaux et volaille, viande traversent sans entrave. À un moindre degré, le bâtiment, des PME, l’industrie manufacturière et technique. Des travailleurs et des élèves traversent la frontière quotidiennement. Les visiteurs peuvent constater qu’il n’y a plus de postes frontière, expression concrète du rapprochement des deux parties de l’Irlande. C’est en quelque sorte une miniature de ce qu’est devenu l’Union européenne.
Une frontière est également incompatible avec l’accord de paix de 1998 qui a mis fin au conflit armé et mené à des institutions transfrontalières. Cet accord est un traité international (porté notamment par les États-Unis) et le rétablissement d’une frontière signifie que Londres s’en écarte. Les négociateurs britanniques et européens ont convenu d’une clause qui protégerait le statu quo quant à la frontière minimale actuelle. Mais une sortie du Royaume-Uni du marché de l’UE et l’absence de toute démarcation dans une Irlande qui serait en deux zones, l’une dedans et l’autre en dehors du cadre institutionnel européen sont difficilement réconciliables. Il s’agit de la quadrature du cercle et tous les efforts des gouvernants de Londres s’achoppent sur cette réalité.
Ces mêmes gouvernants et une partie du public de la Grande-Bretagne sont insensibles aux dégâts « collatéraux » que le Brexit impose à l’Irlande. Économiquement, les deux îles sont reliées de mille manières. Jusqu’à récemment les deux tiers des PME de la République n’exportaient que vers le Royaume-Uni. Beaucoup d’agriculteurs dépendent des exportations vers la Grande-Bretagne. La fluctuation de la monnaie anglaise et l’imposition de frais douaniers et administratifs que Brexit va entraîner posent un grave défi à plusieurs secteurs de l’économie irlandaise.
Le gouvernement de Dublin s’est retenu pendant longtemps de commenter les difficultés de Londres et de la classe politique anglaise. Au fil des discussions toutefois, il a commencé à mettre en place un dispositif qui suppose une sortie du Royaume-Uni sans accord (le fameux no deal) : zone douanière supplémentaire au port de Dublin, vaisseaux porte-conteneurs en droiture vers le continent européen, primes de préparation au Brexit pour les entreprises, embauche de douaniers et policiers supplémentaires.Le choc risque de n’être pas moins rude, même s’il semble que l’UE ne va pas imposer à la République d’Irlande de maintenir la frontière dans un premier temps. Le lâchage de l’Irlande par l’UE lors de négociations finales que redoutaient certains n’a pas eu lieu. Il semble que l’UE va continuer à défendre un de ses pays membres – ce qui surprend beaucoup certains éléments en Angleterre.
Quant aux affaires d’Irlande du Nord, le Brexit vient alourdir un climat déjà délétère. La rupture entre les partenaires du gouvernement local, le DUP unioniste et le Sinn Féin en 2016 a créé une vacance de pouvoir. L’instabilité politique s’est aggravée en parallèle aux incertitudes autour du Brexit. On assiste à un durcissement parmi les paramilitaires dissidents (quoique très minoritaires) et ceux des deux bords qui n’ont jamais accepté les accords de paix. Des attentats en 2018 et 2019 ont fait des morts. Des blindés de la police patrouillent de nouveau certains quartiers et les hélicoptères vrombissent de nouveau audessus de la ville de Derry. Les ’éventuels postes de douane ou autres le long de la frontière, là où il n’y en a plus eu depuis vingt ans, risquent d’être bientôt les cibles pour les armes des dissidents (qui seront bientôt rejoints par d’autres). Le chef de la police d’Irlande du Nord a déclaré en septembre 2019 qu’il n’a absolument pas les effectifs qui seraient nécessaires dans un tel cas.
L’Irlande du Nord a voté à 56 % pour rester dans l’UE mais elle subit la sortie proposée de plein fouet. Certaines entreprises ont déjà fermé et l’investissement étranger a tari. Les agriculteurs d’Irlande du Nord voient venir la perte des subventions européennes, sans lesquelles beaucoup de leurs exploitations, surtout les petites, ne seront pas rentables. Sans parler des débouchés pour leurs produits sur le continent. L’incertitude générale a nui à plusieurs secteurs et a alimenté les tensions civiles.
Comme la paix en Ulster, les rapports anglo-irlandais régressent aussi. La bonne entente née de la coopération entre Dublin et Londres autour du règlement en Irlande du Nord a également souffert du Brexit. D’abord, l’Irlande n’a pas figuré dans les débats du référendum britannique. Ensuite, les ministres conservateurs chargés de négocier ont cru que l’Europe plierait sur la question irlandaise Enfin, selon les ultras, la clause sur l’Irlande est un faux problème, inventé par l’UE pour empêcher le Royaume-Uni de quitter l’Union. Ou tout simplement une clause undemocratic, un affront au vote du peuple du royaume lors du référendum. De vieux réflexes anti-irlandais affleurent dans la presse tabloïde. Ce que le Brexit a également démontré est le manque de connaissance parmi certaines couches sociales par rapport à l’Irlande et à l’Union européenne.
À cause du Brexit, la question de l’union britannique se pose de plus en plus clairement. En Irlande du Nord, il semble que les lignes bougent quant à une éventuelle réunification, bien que Dublin s’en défende : une frange des unionistes pro-européens se pose des questions. En Écosse, où l’on a voté à 63 % contre le Brexit, les milieux d’affaires et les agriculteurs basculent vers le parti nationaliste, qui demande haut et fort la tenue prochaine d’un référendum sur l’indépendance. Manière de rester dans l’Europe et de respecter le choix des Écossais. Au fil des trois années de tractations sur le Brexit on a vu la montée d’un nationalisme anglais qui s’éloigne d’un patriotisme britannique. Le parti du Brexit, l’UKIP et une frange des conservateurs proclament désormais que l’Angleterre devra quitter l’UE même si les Écossais et les Irlandais du Nord ne les suivent pas. Le tout baigne dans une sauce nostalgique chez ceux qui veulent croire que la nation anglaise s’en sortira avec son esprit de corps comme pendant les guerres mondiales. Quelque esprit moqueur a inversé les lettres dans le United Kingdom pour en faire Untied Kingdom, le royaume délié, désuni. C’est le résultat des multiples impasses que Brexit a provoquées en Grande- Bretagne, politiques, juridiques et constitutionnelles, si l’on peut dire dans cet état sans constitution écrite.